BOUDDHA DANS MA CAVE!
20 avril 2007 |
Rue Saint-Denis, un tiers de notre cave échappe à la gargote de mon père. On y trouve un mini-cagibi pour « les toilettes » des clients, le « carré à charbon », la grosse fournaise, des cordes à sécher le linge l’hiver, des tablettes pour les « conserves » de ma mère. Et papa y range, dans leurs caisses de bois, les bouteilles vides de son restaurant.
Or, ce matin-là, papa-le-peureux s’énerve sans bon sens, monte vite à l’étage. À ma mère qui pèle ses patates : « C’est effrayant, il y a un gros rat d’égout échappé ! Je l’ai vu courir entre mes bouteilles vides ! »
« L’homme de la maison », c’est moi, et j’ai douze ans. Maman me regarde, c’est le signal convenu d’un « Vas-y voir mon grand » !
Fier, j’y vais bravement armé du balai de la cuisine. Au pied de l’escalier de la cave, j’ouvre grandement les deux oreilles et les deux yeux. Je suis devenu Tarzan dans sa jungle. Où est le fauve ?
Oh ! Bruit du monstre renversant des bouteilles ! À nous deux infâme bête ! Bing, bang ! Coups de balai énergiques et je pousse un cri de victoire : mort du rat d’égout ! À la poubelle !
Là-haut j’entends ma mère qui me félicite, mon père part chez le quincaillier : « Claude, surveille pour les clients, j’en ai pour cinq minutes. »
Bien.
Je m’ouvre une bière d’épinette bien méritée, je fouine. Sous les cordes à linge garnies, une rangée de cruches de grès pleines de cornichons, aussi de ketchup-maison, du rouge, du vert. Oh, un pot de confiture aux fraises ! Mon régal, je me sers avec les doigts.
Yam, yam !
Adossé au mur du fond de la cave, dans la pénombre, je soulève une vielle nappe cirée…qu’est-ce que je vois ? Une statue inconnue ! Emaillée de façon ultra luisante, en belle porcelaine blanche.
C’est un gros bonhomme tout nu, souriant, bedonnant au-dessus de son petit pagne. Je me penche pour examiner ce gras Bouddha avec son fin sourire comme d’un jocrisse, ses jambes repliées sous sa bedaine immense, ses mains en position du lotus !
D’où sort-il ?
Quoi ? Mon père est-il, clandestinement, un adepte d’une religion orientale ? Comment lui en parler dès son retour ? Dois-je garder le secret ?
Mon père en devient mystérieux, lui, apparemment si « bon catholique », même bigot, dévot irréprochable qui, le dimanche, va toujours « à vêpres » !
Je pose mon fessier sur un tabouret empoussiéré et bancal, très songeur. Devant moi, ce rocher qui fut impossible de dynamiter quand mon père fit creuser la cave en vue de son casse-croûte. J’y pose les pieds, je médite : est-ce que papa, la nuit, vient ici rendre un culte à ce dieu païen ?
Nous cache-t-il, à moi et à toute la famille, une conversion inavouable ? Gras Bouddha me sourit sous la chétive lampe au dessus du linge qui sèche.
Soudain, me sortant de ma méditation, j’entends mon père dans l’escalier de la cave : « Pis ? Le rat ? As-tu pu le tuer ? » Je marche vers lui triomphant : « Un seul bang ! D’un seul coup, papa-le-peureux. La bête est déjà au fond de la poubelle. »
Mon père sourit, débarrassé, soulagé, il descend le petit escalier menant à ses comptoirs à gâteaux et tartes, à hot-dog et hamburger, va s’installer avec un de ses vieux « Geographic Magazine » dans son fauteuil d’osier (celui qu’on n’a pas fumé ). Il rallume sa pipe toujours éteinte. Je m’éclaircis la gorge : « Euh…papa, il y a une statue de Bouddha au fond de la cave… »
Son silence.
Il ouvre sa revue, pagine lentement, finit par me dire :
« Écoute, t’as pas besoin de parler de ça aux autres. Ça peut rester entre nous deux. » Je ne dis plus rien, j’ai un peu peur, je crains qu’il me confie un trop lourd secret.
J’ose enfin : « Mais papa, tu vas pas me dire que tu crois en lui, à ce Bouddha chinois, que tu l’invoques ?, je peux pas croire… »
Il se lève : « Veux-tu manger un Mae West, un Joe Louis, un Croquett, quelque chose ? »
C’en est trop, j’étouffe, j’élève la voix : « P’pa ! Pas question ! Tu dois parler, faut que je sache, tu dois avoir le courage de tout m’avouer, j’suis plus un p’tit enfant à douze ans ! »
Mon père pose un bras autour de mon cou : « Bon, bon. Mon Bouddha, ça date du temps de mon magasin de chinoiseries rue Saint-Hubert. J’ai pas pu m’en débarrasser, j’ai pas voulu, je le trouve inspirant, c’est une belle céramique de prix, peux-tu comprendre ça ? Je le trouve beau, imposant surtout et jamais je m’en débarrasserai mon p’tit gars. J’en ai fait des dessins et une peinture à l’eau aussi. Veux-tu voir ça ? »
J’ai admiré ses esquisses. Je n’ai plus rien dit. Je suis remonté pour la fricassée du midi. Pas un mot. À personne.
Le gros Bouddha de porcelaine, caché dans la cave, est resté longtemps un secret entre mon père et moi.
Cela jusqu’au jour, l’hiver suivant, où ma mère, descendue avec du linge lavé, a poussé un cri de mort : « Les enfants, venez voir ça ! Votre père garde une idole chinoise dans cave, descendez vite ! »
Papa s’expliqua de nouveau et depuis ce jour, Bouddha a été promu…bien visible, en pleine lumière fragile, proche d’un soupirail, juste au dessus du carré à charbon.
Tags:été, cuisine, hiver, religion, vieux