Entre la Saint-Valentin et Pâques!
25 février 2005 |
Février, dernier bout de l’hiver, fuit. Patienter un peu encore. Jeune, février s’achevant c’était la fin du triste carême, la fin de ces jours de privations, de retenus, longue phase de préparation pour le grand jour de toute délivrance : Pâques !
Son dernier droit à l’hiver que cette fin de février. Nous autres, « les enfants d’antan », avions tellement hâte à ce « Jour de Pâques », survenant parfois à la mi-mars, trop souvent en fin de mars. Nous soupirions. L’hiver avait été si long ! On pensait moins à « Christ ressuscité » qu’à la nature qui allait renaître.
Certes, nous étions pieux à cette époque, élevés dans cent et mille piéticaileries. Alors la « St-Valentin » nous semblait une fête louche, païenne, une fête pour « les grands » à risibles « petits cœurs » en cartons sanguinolents, à fleurs-au-poignet pour veiller au salon-des-grandes-sœurs, les bons jours de fréquentation. Pouah ! Nous autres, les gars, dans Villeray comme ailleurs, fin février et début de mars, c’était l’étrange sport de casser avec des pics et des haches la glace sale et épaisse des trottoirs. La venue des jeux nouveaux, sortir nos sacs de billes, de « smokes » — on disait aussi « marbres » — dans la cour d’école et on gueulait : « QUI A DES SMOKES, QUI A DES SMOKES ? LAST ! »
Fin-février et aller plus souvent à la patinoire publique. Pour les filles : jolies brunettes, troublantes noiraudes, aguichantes blondinettes. Leurs jolies jupettes écourtichées, de doux velours, tuques multicolores, collets, mitaines « d’angora » blanc, minous affriolants. Gants « de suède » chic pour la fille du notaire, celle du docteur. Filantes silhouettes frisées à pompons partout, les faire virevolter, les tenir solidement par la gracile taille, patiner les angles en douceur. Fiers cavaliers sur valses de M.Strauss. Hein, quoi, jouer au hockey ? À 10 ans, oui, mais à 14, 15 ans, vive les filles patineuse ! L’hiver allait s’achever.
Pâques allait s’amener. La lumineuse fête : attente fébrile ! Il y aura des petits poussins jaunes à tente sous dans les vitrines de certains magasins, des fleurs de papier crêpelé aux jambons du boucher. Pâques : promesses de lapins aux bruns doux sucrés, croquantes friandises, pour 5 cennes, coupes de gelly-beans. Un seul Œuf géant à partager : « On est pas riches, séparez-vous ça ! » Justice, crient les mains tendues, les becs ouverts de nos cadets ! Pâques-promesses ? Bientôt se passer des bottes, des couvre-chaussures variés, légèreté-de-l’être retrouvée ! Bientôt marcher en souliers, entendre nos talons ferrés cogner le macadam. Enfin, la saison des douceurs : jeunes pousses de verdure dans les vieux arbres de notre rue, les érables de la ruelle, les peupliers de la cour à Dubé. Observer mes sœurs tant s’énerver : « il y aura du linge à étrenner ! » le Jeudi Saint à la visite des « Sept églises » du quartier et, nous décoiffant à la sortie de chaque temple, nus irons tête nue ! Oui, tête nue enfin !
Les garçons feront le pèlerinage : pas par piété, pour « fleureter ». Nos accortes jeunes voisines étrenneront donc : petit manteau de printemps, robe fleurie légère, guêtres neuves, gants de chevreau, souliers en « cuir patent » scintillants sur le pavé dégagé de sa glace. Février court ! Il y avait la religion partout, souvent, ponctuation de fêtes-congés bienvenus dans nos mornes existences. À l’affiche, cette foi simple de charbonnier, ces cérémonies nous rendant le cœur léger, confiant. Il y avait le bien et le mal. Une vie nette. Avec ciel, purgatoire, enfer. La sécurité immuable. L’autorité des parents.
Mars s’en vient : sortirons cordes à danser, balles au mur, et cerceaux, bolos, toupies de bois —à pine-de-cognac— et bilboquets. Nos rues pleines de cris d’enfants turbulents, joyeux, en ce temps-là ! Mais avant ce dimanche pascal, il y avait la Semaine Sainte, à églises remplies, à cagoules violettes sur les statues, haut cierge pascal, les sept douleurs à l’orgue du jubé, Voile de Véronique en vedette. Quatre jours de cérémonies pour la sainte Passion du prophète Nazaréen. Tous les matins, chants de tristesse grégorienne, l’agonie du bon Dieu, les vieilles de la paroisse, chapelets aux doigts, barrées de signes de croix à répétition, prient en lancinantes invocations. Moi « itou », l’enfant de chœur à l’encensoir. Oraisons pour nos malades et nos mort, pour les séparés, exilés aux Etats-Unis, grands cousins, neveux de nos parents, enrôlés pour les plages normandes. Prières pour tout et pour rien, un petit mal aux reins, une grave tuberculose. Cela nous rendait légers. Nous pensions sans cesse aux autres. Merveilleuse solidarité de ce temps disparu. Vendredi Noir d’avant Pâques : on guettait le ciel à trois heures de l’après-midi, on souhaitait un firmament de fin du monde en mémoire du crucifié-sauveur. Candeur de cette époque des enfant ultra-catéchisés : s’imaginer que Dieu nous enverrait un clair signal. Cela arrivait certaines années, oh alors, notre vive satisfaction mortuaire. Le nez en l’air, on imaginait la déchirure du Voile et Jésus sur le Golgotha à son dernier cri : Eli, Eli, lamma sabactani, ce Père, père, pourquoi m’abandonnes-tu ? On frissonnait. Nous savions tout cela par cœur.
Le dimanche s’amenait, délivrance, confusément, nous sentions que la vie quotidienne allait changer. Le printemps cognerait aux portes des maisons, l’air serait plus doux, jusque dans les classes de notre sévère école. Un midi de mars, une brise nous caresse et l’acre odeur des craies de tableau en fut chassée. L’espoir. D’abord mars et puis Pâques, oh, de chez le boucher, M.Royal, deux poneys fringants livrent les beaux jambons rituels. Clap, clap, clap : « Eille les filles, les gars, regardez au coin du Rivoli ! » Nous courions voir la voiturette décorée :ses chapeaux, papiers de soie roses et rouges, les fleurs jaunes et violettes, les guirlandes aux attelages.
Le février-à-28-jours filait à toute épouvante, comme il va filer encore en 2005 et Pâques viendra. Mes sœurs ne veillent plus au salon. Elles sont des grands-mamans et je suis un grand’ père.
Devant moi, sur une commode, un long pot rempli de billes multicolores. Elles me font signe d’aller jouer dehors. Mais avec qui ? Mes amis d’enfance sont morts, mon frère. On ne casse plus la glace sur les trottoirs avec des pics et il n’y a plus de poneys à fleurs de papier de soie rose. Reste l’espérance, février galope, s’en va au grand galop, fuit comme la voiture de monsieur Royal.
Février s’en va, ce sera mars demain. Déjà ?